True Detective: Night Country

 

Evangeline Navarro (Kali Reis, à g.) et Liz Danvers (Jodie Foster) forment le nouveau tandem de la saison 4 de "True Detective: Night Country". 

Fantômes de glace 

On croyait "True Detective" voué à la dérive après le succès inégalé de sa saison 1, mais la Mexicaine Issia López, nouvelle showrunneuse, a relevé très haut le flambeau avec une quatrième saison engoncée dans les glaces de l'Alaska et deux policières têtes brûlées, incarnées par Jodie Foster et la boxeuse amérindienne Kali Reis. L'eau et le feu au coeur d'une nuit sans fin... 

Des corps nus givrés, recroquevillés de peur, mains tendues vers le ciel, comme un ultime appel, bouches bées tordues par un cri abyssal, yeux exorbités dont la pupille a disparu. Congelés en un seul bloc de glace, ces cadavres sont ceux de cinq scientifiques américains, employés à la station de recherche Tsalal, au fin fond de l'Alaska, territoire arctique un peu oublié des Etats-Unis, où les Inuits ont été soumis à l'occupant. Voilà pour le décor de "True Detective", saison 4, sortie le 14 janvier dernier sur la plateforme HBO et la RTS. 

Des cadavres prisonniers d'un mausolée de glace. Telle est la scène de crime que doit élucider Liz Danvers (Jodie Foster) avec son adjoint Peter Prior (Finn Bennett). Elle commence par faire déplacer les corps dans le stade de la ville pour qu'ils décongèlent...

Depuis dix ans que la série américaine hante sporadiquement les petits écrans,  rien n'est banal dans "True Detective": ni les meurtres, ni les enquêteurs, ni les autochtones, ni les lieux du crime. Sacrée série culte en 2014 grâce à une seule saison brillante - imaginée par le showrunner Nic Pizzolatto, ex-professeur, qui a redéfini les enjeux du polar et fait la renommée de la chaîne câblée HBO - le feuilleton en huit épisodes avait déjà mis en avant deux flics hantés par leur passé, magistralement interprétés par Matthew McConaughey et Woody Harrelson. Dès la saison 2, "True Detective" s'est mué en anthologie: Même postulat, mais changement de contexte et de casting. 

Pourquoi une anthologie? Parce que cette oeuvre contemporaine se conçoit comme une forme d'encyclopédie qui témoignerait des histoires authentiques de vrais détectives. Ici, pas de fioritures, ni d'humour déplacé, encore moins d'héroïsme. Ces policiers-là ne gagnent rien à la fin. Au contraire, ils y perdent même des plumes à force d'être confrontés à leur propre vérité. L'enquête souvent sordide qu'ils doivent résoudre finit par les mettre face à leurs propres tourments, à débroussailler leurs secrets les plus enfouis. Un cheminement intérieur qui les mènent vers une expiation. Non, ils ne sortent pas indemnes de ces histoires.

"True Detective", saison 1 (2014): Woody Harrelson (alias Marty Hart, à g) et Matthew McConaughey (alias Rust Cohle), impeccables dans un duo confronté à des meurtres rituels en Louisiane. Les thèmes abordés: le pessimisme philosophique, la religion et la masculinité.

Autant de décors, autant d'atmosphères, tel est le credo de "True Detective". Alors que la saison 1 nous plongeait dans l'ambiance moite et fiévreuse de la Louisiane et de ses rites occultes, cette quatrième salve d'épisodes - six au lieu de huit - prend le contrepied et nous immerge dans le Grand Nord, au bout de la terre, sur la glace et dans les neiges de l'Alaska et sa magie surnaturelle. Ici, les frissons se révèlent polaires dans une nuit interminable. 

Éblouies par la nuit

Trente jours, à partir de la mi-décembre, où le soleil ne se montre pas. "Touche l'obscurité et l'obscurité te touchera en retour", chuchote l'un des protagonistes. Au-delà de l'enquête sur les scientifiques disparus, une question sous-jacente demeure: la nuit rend-elle fou? 

Toute la saison a été tournée pendant la nuit polaire, non pas en Alaska mais en Islande, dont certains endroits ont été transformés pour ressembler au 49e État américain, surnommé "La dernière frontière". Sentiment de petitesse et instinct de survie face à la nature toute puissante qui peut briser les êtres comme une brindille... Tels sont les mots de Jodie Foster - alias Liz Danvers, cheffe de police à Ennis, ville fictive d'Alaska - pour décrire, dans Time Magazine, ce tournage de l'extrême. Entre pics de froid et vents violents, on y perd ses repères. 

 

                            

Liz Danvers (Jodie Foster, à g.) et Evangeline Navarro (Kali Reis), à la fois amies et ennemies, sauront-elles déterrer les secrets qui les lient? Perdues dans la nuit, elles cherchent une échappatoire.

"Le temps demeure et meurt pourtant", chantait Jean-Jacques Goldman dans "Nuit". Les heures qui passent ne sont que le résultat d'un artifice humain, un sablier factice auquel ils se rattachent pour y voir clair dans la vacuité de l'infini. Dans la série justement, on finit par ne plus se repérer: certes, les bars grouillent de monde, mais sommes-nous à midi ou à minuit? "True Detective: Night Country" (Le pays de la nuit) résume tout dans son sous-titre. Comme l'affirme Evangeline Navarro, la policière autochtone qui fait équipe avec Liz Danvers: "Dans ce pays, la nuit nous prend, l'un après l'autre". 

Trou noir, opacité, théâtre des ombres, écrin à secrets, et toujours, à perte de vue, la glace prête à se briser comme du cristal et à engloutir celui qui s'y aventure. Le générique donne le ton: sur une chanson de Billie Eilish, au titre prémonitoire - "Bury A Friend" (Enterrer un ami) - les images nocturnes alimentent encore le mystère, comme des visions tirées d'un mauvais rêve. Une route enneigée serpente dans la nuit sans horizon, sinon un mur de flocons. Du linge blanc, étendu, sèche dans le vent. Plus loin, un 4X4, vaincu par la neige, s'est incliné sur le côté. Lumière des torches dans la nuit et tunnels sous la glace! Un noyé coule à pic dans de ténébreuses abysses. Un fantôme passe furtivement, alors que des croix de bois apparaissent dans un cimetière sans tombe. Soudain, un ours blanc montre les crocs près de baraques rustiques aux volets fermés. Même les bonshommes de neige ne sont pas rassurants ... Le "pays de la nuit", porté par les notes grinçantes de "Bury A Friend", n'en finit pas de véhiculer des symboles obsédants. Ce territoire empreint de mysticisme est-il finalement la métaphore de la mort, du purgatoire, ou simplement un passage?

Décor acoustique

Et toujours la voix éthérée de Billie Eilish, oscillant entre murmure langoureux et cri du coeur. La showrunneuse Issa López confie avoir écouté en boucle la chanteuse pop pendant le confinement, quand elle écrivait le scénario de "True Detective": "L'ironie, la mélancolie et la poésie de Billie ont influencé une grande partie de ce qui se passe dans la série". Plusieurs éléments de l'histoire, comme la langue coupée - retrouvée parterre dans le labo déserté par les scientifiques -  le verre qui s'effrite sous les pas - tel le givre - se retrouvent dans les paroles de la chanson. 

"Bury A Friend" est une petite comptine tellement sombre, amusante et sinistre que j'ai pensé qu'elle pourrait absolument fonctionner", confie Issa López à Rolling Stone. Magie de ces génériques de séries qui sont, déjà, une oeuvre en soi. D'ailleurs, celui de cette saison 4 change légèrement à chaque épisode - notamment le dernier plan est systématiquement modifié - charriant de nouvelles images furtives, tels des indices laissés aux spectateurs pour comprendre la suite de l'histoire. 

"Bury A Friend", tiré du premier album de Billie Eilish en 2019, sert d'hymne puissant au générique de "True Detective: Night Country". "Quand nous nous endormons tous, où allons-nous?": les paroles correspondent aux grandes interrogations de cette saison 4.

Les bandes sonores - sombres et inquiétantes - de "True Detective" depuis sa création, concordent avec la nature sinistre des intrigues de la série. Au cours des six épisodes de cette quatrième saison, on relève une succession de tubes  - dont, en vrac, les Beach Boys, Johnny Cash, Florence and The Machine ou les Beatles - qui se muent en chansons atmosphériques. Elles scandent les différents temps de l'histoire et accompagnent son évolution.

Des femmes qui en ont 

Puisque tout est extrême ici, tout y est exacerbé aussi. Liz Danvers et Evangeline Navarro ne font pas dans la dentelle: ce sont des héroïnes fiévreuses, intenses. Vous l'aurez compris: ces femmes-là ont une certaine trempe. Vu que cette saison 4 a changé de mains, passant de la plume du showrunner d'origine, Nic Pizzolatto à celle d'une scénariste-réalisatrice, Issia López, le tandem de détectives s'est aussi féminisé. Or, derrière cette carapace de dures des dures, ce sont bien des coeurs de femmes qui battent sous les uniformes. 

Prenez Liz Danvers - l'élément apparemment stable du duo - mutée à Ennis, un trou perdu, par sa hiérarchie. Petite, frêle, le visage sculpté au couteau, elle porte un regard bleu perçant sur ses collègues pour mieux les tenir à distance. Cabossée par la vie, Liz cache ses lourds secrets derrière un mutisme impénétrable. Veuve, responsable de Leah, 16 ans, sa belle-fille autochtone qu'elle a a adoptée, elle s'est endurcie, tel un iceberg à la dérive sur la mouvance de l'existence. Mais quelle blessure la ronge de l'intérieur? L'enquête la poussera à fendre l'armure. 

Pour Jodie Foster qui l'incarne, cette héroïne est un retour aux sources: il y a 24 ans, elle se glissait dans la peau de Clarice Starling, stagiaire du FBI, qui investiguait sur un tueur en série dans "Le silence des agneaux". Rôle qui lui a valu un Oscar. C'est la première fois qu'elle ré-interprète une policière. Mais celle-ci n'a plus l'innocence des débuts: la femme flic de "True Detective" a roulé sa bosse et perdu ses illusions. 

Face à Liz Danvers, l'agent Evangeline Navarro (Kali Reis, ex-boxeuse descendante de la tribu Seaconke Wampanoag et véritable révélation) a tout d'une armoire à glace depuis ses classes dans l'armée. Entre son petit ami occasionnel et sa soeur schizophrène Julia, qu'elle chérit par-dessus tout, Navarro est moins secrète que Danvers mais plus mystérieuse. Les autochtones, elle les connaît bien: elle partage leur sang, leurs tourments face à l'occupant "yankee"; elle pratique les rites et les coutumes de ce peuple résigné qui voit les sous-sols de ses terres exploitées pour leurs richesses minières, au risque de détruire l'environnement et de déranger les morts... Mais ce n'est pas elle la cheffe de la police: elle reste une subordonnée. 

Avec Liz Danvers, au début, c'est la guerre. Une affaire non élucidée, qui les a réunies autrefois, a brisé leur entente. Quel est le pacte inavoué qui, à la fois, les lie et les oppose? Elles devront faire équipe malgré elles. 

Rythme saccadé, souffle haletant, questions existentielles, froid qui traverse l'écran: la bande-annonce de" True Detective: Night Country" hésite entre le polar et l'horreur. Est-ce la nuit, omniprésente, ou la solitude, ou encore le froid qui transcendent ces personnages  (ici Jodie Foster) au bord de la folie?

"Les morts nous écoutent!"

Si Danvers est cartésienne et droite dans ses bottes, au contraire, Navarro se révèle mystique et encline au surnaturel. S'ensuivent des échanges philosophiques à bord de leur 4X4. C'est l'un des clins d'oeil d'Issa López au tandem culte de la première saison, où Marty et Rust s'affrontaient sur des questions théologiques dans leur voiture de fonction. La nouvelle showrunneuse a rendu hommage aux codes établis par le créateur Nic Pizzolatto. 

Aussi bien en Louisiane, théâtre de la saison 1, que cette fois en Alaska, l'ambiance est chargée en noirceur et en spiritualité. Les terres ont leur passé inscrit dans la pierre. Elles sont imprégnées de légendes indigènes qui hantent l'enquête et ses protagonistes. 

Navarro suit ses fantômes, semble de connivence avec les morts. Selon elle, l'autochtone, il y a une chemin de la vie à la mort, mais aussi de la mort à la vie. Elle veut faire la paix avec ceux qui, disparus, l'accompagnent dans son purgatoire. Mais pour Danvers, "il n'y a pas de paradis, ni d'enfer, nulle part où nos proches nous attendent tout en veillant sur nous. Il n'y a rien en dehors de nous. Il n'y a que nous, ici et maintenant". 

"True Detective" s'inscrit toujours dans une quête de rédemption. Il y a quelque chose de sacré dans ces intrigues. Issa López l'a parfaitement intégré. D'ailleurs la chaîne HBO, ravie du succès de "Night Country" qui a fédéré 12,7 millions de spectateurs, l'a sollicitée pour chapeauter une cinquième saison de l'anthologie. 

Calquée sur l'actualité, la saison 4 de "True Detective" laisse le mot de la fin aux femmes, dépositaires de la mémoire, de la transmission et des secrets. La sororité est sans aucun doute l'un des grands thèmes qui ressort de cette histoire au bout de la glace. Selon Jodie Foster, interrogée dans "C à vous" sur France 5, il y a une conscience sociale dans cette saison. "Issa López explore la place des femmes dans un monde d'hommes, confie-t-elle. D'autant plus sur ce territoire américain peu connu, où la colonisation très longue a créé un traumatisme émotionnel". 

Tels les bayous de la première saison qui finissaient par "engloutir" les personnages dans leurs marécages, la banquise de "Night Country", fragile comme les êtres et leurs certitudes, cède, au propre comme au figuré, sous les pas de Danvers et Navarro, porte-paroles d'une certaine entraide féminine, au-delà des origines et des différences.  

Comme contaminée par les croyances de Navarro (Kali Reis, à g.), Liz Danvers (Jodie Foster) entrevoit une autre réalité, tout sauf objective. "Il y a une vérité inconsciente et profonde qui ne peut pas être niée", explique Jodie Foster dans "C à vous" sur France 5.

L'une est mystique et contemplative, alors que l'autre se veut cartésienne et méthodique. Evangeline Navarro (Kali Reis, à g.) finit par déstabiliser les fondements rationnels de Liz Danvers (Jodie Foster), qui gagnera en densité. 

Autrement dit, "True Detective: Night Country" oppose les traditions locales du peuple autochtone aux forces de l'ordre et à la science occidentale. La vérité est peut-être entre les deux... 

À voir:  

"True Detective: Night Country": disponible sur Canal+ - myCanal.
Sortie en DVD  Zone 2 à partir du 31 juillet 2024.

Publié par Anne-Catherine Renaud